Anatomie d'une Préface

Commentaire de la préface par Kenneth D. Roeder à son livre Nerve Cells and Insect Behavior, Harvard University Press, 1963, 1967.

Introduction

J'ai choisi de vous présenter ce livre et cette préface afin que, première raison, la science contemporaine aît sa place dans cette série d'exposés. En tant que chercheur, je tiens à ce qu'elle soit représentée. J'ajouterais que je m'éloignerai hardiment de mon secteur de compétence: je suis chimiste, oeuvrant à la catalyse des réactions de la chimie organique par les solides minéraux; et je m'apprête à vous causer du livre d'un biologiste.

C'est la seconde raison et elle est de l'ordre de la vulgarisation. Je pense très sincèrement et après mûre réflexion que l'avancement de la science passe par l'amélioration de la culture scientifique. Il m'apparait donc important de lancer des passerelles interdisciplinaires.

La troisième raison est de l'ordre de la réhabilitation. Je m'efforcerai de vous convaincre que ce livre, dont la plupart d'entre vous n'ont jamais entendu parler, est un Chef d'Oeuvre Inconnu (pour emprunter à Balzac l'un de ces titres) et que les historiens à venir le redécouvriront comme un ouvrage fondamental, séminal et programmatique, car ayant contribué à repenser et à reformuler la biologie.

J'ai choisi, quatrième raison, de vous parler d'un livre américain afin de nous sortir un peu de notre culture trop étroitement française et de notre ronron d'autosatisfaction hexagonale, un peu trop nombriliste à mon gré.

La toile de fond

Un mot du contexte historique, pour commencer: ce livre est publié dans les années 60. C'est l'époque qui fut qualifiée, après sa disparition brutale, de Golden Sixties . Ce fut en effet l'Age d'Or de la science, voire l'Age de la Science pour citer le titre d'une trop éphémère revue que créa Gilles-Gaston Granger, en ces temps éloignés et comme bénis des Dieux.

La recherche scientifique y connut une énorme expansion. Les gouvernements des pays industrialisés subsidièrent la recherche publique à des niveaux jamais atteints. Ils avaient compris son rôle moteur pour l'économie et le développement. Ce fut aussi la période d'une expansion universitaire spectaculaire: vous savez que la cohorte des professeurs nommés durant les années 60 encombre à présent les cadres, et que sa mise à la retraite généralisée dans les cinq ou dix ans à venir nécessitera un remplacement, qui sera "créateur" de très nombreux postes. Les années 60 furent aussi celles d'un engouement du public pour la science et, comme je viens d'y faire allusion, d'un enthousiasme généralisé de la part des étudiants, y compris des meilleurs d'entre eux, The Best and the Brightest pour paraphraser le titre d'un ouvrage à peu près contemporain de celui qui nous intéresse ici.

Venons-en à la biologie. D'un point de vue disciplinaire, l'après-Seconde Guerre Mondiale vit un très grand développement de la neurobiologie. Sa montée en puissance s'appuyait sur des avancées technologiques, en électronique surtout, suscitées par des inventions comme celle du radar en particulier. Pour ne vous proposer que cet exemple, le britannique Andrew L. Hodgkin put de la sorte établir le mécanisme physicochimique de la transmission de l'influx nerveux -- des échanges transmembranaires d'ions sodium et potassium -- , ce qui lui valut de partager le Prix Nobel de physiologie pour 1963, qui est l'année de la première parution du livre de Kenneth D. Roeder.

Le paysage de la biologie des années 60, outre l'arrivée en force d'une neurobiologie vigoureuse, montre un autre changement. Pour être moins délocalisée et moins impérialiste que la neurobiologie, l'éthologie, l'étude du comportement animal, tire vigoureusement son sillon; d'autant que des ouvrages de vulgarisation, publiés par les pionniers que furent Nikolaas Tinbergen, Konrad Lorenz, et Karl von Frisch, font alors une profonde impression sur le public et ont des ventes spectaculaires: Tinbergen avait publié sa monographie sur la mouette en 1960 (The Herring Gull's World). Il fit paraître Animal Behavior en 1965. Konrad Lorenz connut un succès comparable avec On Aggression l'année suivante (1966). Ces trois expérimentateurs, auxquels nous sommes redevables de découvertes telles que l'empreinte de la mère sur le jeune, imprinting en anglais, ou la danse des abeilles communiquant la direction d'un champ de fleurs à butiner, devaient se partager un autre Prix Nobel de physiologie, celui de 1973.

Je mentionnerai encore, comme faisant partie du décor où se situe la publication du livre de Roeder, l'invention de la sociobiologie par Edward O. Wilson, entomologue de formation lui aussi, vulgarisateur de talent lui aussi, qui entreprend, durant la période contemporaine de la publication de Nerve Cells and Insect Behavior de renaturaliser l'espèce humaine. Son livre Insect Societies parait en 1971. Wilson se propose de re-situer nos comportements à leur vraie place, comme étant seulement des comportements animaux particuliers. La publication du grand livre de Wilson dans les années 70 déchaînera d'ailleurs une grande controverse politico-scientifique, des biologistes tels que Stephen Jay Gould et Ricard Lewontin, ou un linguiste comme Noam Chomsky montant au créneau et se faisant, contre, il faut le dire, un succédané un peu caricatural des idées de Wilson, les porte-paroles d'une gauche scientifique.

Le paysage de la biologie, n'oublions pas de le noter, est révolutionné aussi, durant la période qui nous occupe, par l'émergence en force de la biologie moléculaire. La découverte de la double hélice par Watson et Crick est presqu'instantanément saluée par le Prix Nobel, toujours de physiologie et médecine, qu'ils partagent en 1962 avec Wilkins.

Un autre élément nouveau dans le paysage de la biologie, qu'il ne faut pas omettre de mentionner, bien qu'il se situe (comme la sociobiologie d'ailleurs) à la frontière du politique, est l'apparition de l'écologie, comme prise de conscience généralisée de l'impact de l'homme sur la biodiversité. L'évènement marquant fut sans aucun doute la publication en 1962, l'année précédant la publication de l'ouvrage qui nous occupe, du livre de Rachel Carson, Silent Spring, dénonçant la nocivité du DDT sur de très nombreuses espèces animales. Cet insecticide, déversé sur la planète dans la lutte contre la malaria, avait causé d'énormes dégâts; et cette prise de conscience s'accompagna, elle aussi, d'une grande controverse.

Notons enfin, hors du champ de notre caméra, à l'objectif focalisé sur l'histoire des sciences, mais élément néanmoins pertinent, comme participant du même Zeitgeist ou de la même épistémé foucaldienne, l'événement médiatique de la publication par Vladimir Nabokov, qui était à la fois un entomologue amateur et un génial écrivain, de son roman Lolita. Beaucoup plus près de notre propos, Nabokov publiait aussi dans les années 60 un volume autobiographique, Speak Memory, où il narrait une enfance lumineuse, d'un bonheur digne de la palette des Impressionistes, passée en particulier à chercher avec son père des espèces rares de papillons.

Organisation et contenu du livre

Nous avons affaire à un petit livre (au format 14 x 21,5 cm) de 238 pages, bibliographie et index compris. Il compte 13 chapitres et chacun des chapitres occupe seulement de 10 à 20 pages. L'illustration est fournie, avec un total de 63 figures, réparties entre schémas au trait et photos.

Les trois premiers chapitres sont des rappels généraux des principes de la biologie. Ils portent sur l'encodage de l'information, les méthodes d'étude du comportement animal, et le mécanisme physicochimique de l'influx nerveux. Les trois chapitres suivants narrent la prédation des papillons de nuit par les chauve-souris. Vient ensuite un chapitre sur la prise de fuite par les blattes, puis un chapitre sur les réflexes posturaux au niveau du genou des vertébrés supérieurs.

Le neuvième chapitre, à nouveau général, porte sur l'activité neuronale endogène. Il prépare au chapitre suivant, qui relie cette activité endogène à des comportements observés chez la blatte et la mante religieuse. Le chapitre 11 examine le devenir des signaux neuronaux dans le système nerveux central d'une mite. L'avant-dernier chapitre porte sur le cerveau des insectes. Et le dernier est une synthèse, basée sur la théorie de l'évolution, de la parcimonie avec laquelle la régulation des comportements chez les insectes utilise des mécanismes d'inhibition.

Je ne peux passer sous silence les qualités d'écriture. Ce livre est un chef d'oeuvre. Il se lit comme un roman policier. Roeder est un grand vulgarisateur, les formules heureuses viennent sous sa plume à l'instant même où de telles analogies simplificatrices seraient éclairantes. Il a le souci constant de qualifier ses conclusions à partir des données d'observation ou d'expérimentation, ne cachant rien des zones d'ombre ou d'incertitude. Admirable aussi est son astuce de bricoleur inspiré, habile à concevoir d'ingénieux dispositifs expérimentaux.

La revendication de singularité

Lorsqu'un chercheur reconnu et confirmé publie un livre, son objectif diffère de celui qu'il visait par ses publications. Il peut vouloir atteindre un public plus large que celui de la seule communauté restreinte à laquelle il s'adressait jusque là. Il peut encore, s'il estime avoir atteint une synthèse jusque-là inédite, vouloir lui donner de la profondeur et du brillant, outre une nouvelle audience, par le biais de l'écriture d'un livre.

Dans celui de Roeder, l'égotisme frappe. Dès les premières lignes de la préface, l'auteur s'adresse à nous lecteurs dans un ton d'autorité. Le pluriel de convenance (et de convention) "nous", usuel dans les publications primaires, est balayé ici par un "je" qui se donne d'emblée libre cours, dès la première ligne: "des aspects de l'activité nerveuse et du comportement des insectes qui ont eu un intérêt particulier pour moi". '

Cette assertion, peu respectueuse du lecteur à vrai dire, oblige ce dernier à un choix assez brutal entre l'adoption passive des vues de l'auteur, ou le refus de se laisser embarquer dans une entreprise où les droits du lectorat, sa réception du texte pourraient bien être systématiquement ignorés.

À l'appui de cette interprétation, reportez-vous à un simple dénombrement des pronoms "I" et "me". J'en compte quatre dans le premier paragraphe, pas moins de dix dans le second (en laissant de côté le possessif "my"), mais un seul dans le troisième. Voyez aussi les phrases, affichant un argument d'autorité implicite, comme "my own scientific experiences", avec son accentuation de l'appropriation personnalisée qu'indique "my own", par rapport au simple "my", qui aurait pu être jugé déjà suffisant, dans les deux sens du terme.

L'épistémologie proposée

Au fil de sa courte préface, l'auteur multiplie des allusions épistémologiques. elles sont assez curieuses, et je vous propose de les examiner ensemble de plus près.

Une première de ces notations, dont la légèreté de touche pourrait presque faire douter de la présence, mais introduite dès le premier paragraphe, est le contratste entre les expressions of particular interest to me et mainstream of research, aux première et dernière phrases respectivement.

Mainstream of research, cela veut dire le tronc principal de la recherche: on ne peut s'empêcher d'évoquer, ne serait-ce qu'à titre de traduction, ou pour donner un analogue à cette locution, le paradigme kuhnien, d'autant que les livres de Kenneth Roeder et Thomas Kuhn sont à peu près contemporains. The Structure of Scientific Revolutions parait en 196x.

Le contraste que je vous ai fait valoir n'est pas inattendu, on trouve sans surprise cette revendication d'originalité du penseur, de l'essayiste convaincu de bousculer quelques idées reçues et voulant faire oeuvre novatrice.

Mais Roeder écrit un peu plus loin une phrase singulière. celle-ci vient bouleverser ce que nous avions cru comprendre, assez banal somme toute. Cette phrase se situe au début du troisième paragraphe. Elle oppose deux types de domaines du savoir. Pour Roeder, il y aurait d'une part des domaines bien établis, et d'autre part des domaines valant pour leur cohérence interne.

Si on en revient au paradigme kuhnien, la distinction que pose Roeder le scinde en deux clans rivaux. J'insiste là-dessus, c'est une opposition authentique et non une simple ambiguité stylistique. Roeder, dans cette phrase, annonce une tentative pour lancer des passerelles entre les deux camps, qu'il place donc comme rivaux sinon antagonistes. L'existence pour lui de ces deux variétés disciplinaires ne fait aucun doute. Essayons de mieux les identifier, voyons les exemples qu'en donne plus loin cette préface.

Roeder mentionne, dans le premier paragraphe, la possible non-insertion des chapitres de son étude dans un tout cohérent, dans un plan d'ensemble. Dans l'absolu c'est banal. Après l'opposition qu'il met, ce l'est beaucoup moins. La phrase suivante du texte spécifie que l'auteur s'est plié à une exigence de conformité (ou de conformisme) paradigmatique, et qu'il a jugé bon de dérouler une toile de fond neurophysiologique. C'est bien dire, comme nous l'avons vu, que ses propres résultats s'inscriront à contre-courant, à l'encontre de la tradition du domaine neurophysiologique. Rapprocher ces deux assertions nous fait constater, ce qui est assez contradictoire il faut le dire, que Roeder, au moins à ce stade, ne trouve de cohérence nulle part. Ses propres résultats en sont dépourvus. La neurophysiologie, dans son ensemble, manque elle aussi de cette cohérence: c'est un domaine bien établi, et donc pluraliste.

Sans qu'on puisse encore trancher, il semble néanmoins que Roeder pose une opposition, au moins rhétorique, et dont la trace très apparente forme le titre même de son livre, entre les deux disciplines totalement disjointes que forment, d'une part, la neurophysiologie, d'autre part l'étude du comportement animal, c'est-à-dire l'éthologie. Le texte que vous avez sous les yeux est clair: la cohérence interne, sous-entend il, est le fait de la toute nouvelle éthologie, et l'incohérence serait le prix à payer de la neurophysiologie pour sa position confortable de discipline bien assise.

Mais ce serait encore trop simple. La pensée de Roeder et son écriture sont ondoyantes, on ne peut pas l'arrimer à des expressions fermes et explicites de ce qu'il veut dire. C'est ainsi que les deux disciplines, éloignées mais complémentaires, ont l'une et l'autre leurs adhérents orthodoxes, dont Roeder tient manifestement à se démarquer. Bref, il revendique une position constamment "ailleurs".

Notons au passage que la vision de l'épistémologie qu'on nous fait entrevoir fait basculer l'analyse de Kuhn cul par dessus tête. Je vous rappelle que, pour Kuhn, l'un des critères du paradigme est sa rigification, sa formalisation aussi en un tout cohérent lors de la transmission des savoirs, tout particulièrement par le biais des manuels d'enseignement.

Roeder a une autre vision que celle de Kuhn, mais mythique elle aussi ("tout beau, tout nouveau" pourrait être sa devise). La discipline émergente, l'éthologie en la circonstance, a la force d'un tout unitaire, se présente comme un discours cohérent. Par contre, la discipline existante et bien établie, la neurophysiologie, souffrirait -- c'est ce qui est sous-entendu, car cet implicite n'est jamais exprimé tel quel -- d'un polylinguisme ou de polyphonie. L'interprétation que je vous soumets me semble confirmée par les dernières phrases de la préface proprement dite. L'auteur y joue l'arbitre entre les deux disciplines en lice, il y précise explicitement les transferts interdisciplinaires auxquels, selon lui, elles devraient se livrer.

Le livre de Roeder se veut en effet bidisciplinaire. La conclusion à cette préface, en une rhétorique de la litote, convie les éthologues à apprendre quelques rudiments de neurophysiologie: ils leur serviront à mieux comprendre certains comportements. De même, la conclusion invite, de manière complémentaire et par une sorte de retour de politesse, les neurophysiologues à s'adonner à un peu d'observation de leur matériel expérimental, pour le faire sortir du statut de chair à électrodes et le faire accéder à la dignité d'un animal qu'on observe en liberté.

Résumons avant et afin de poursuivre. Cette préface met en avant la nécessité d'un croisement de disciplines, d'une hybridation réussie entre l'éthologie et la neurophysiologie. Roeder est très explicite quant à la manière de réussir une telle hybridation: le transfert qu'il prône est vectorialisé, il part de l'éthologie pour aboutir à la physiologie.

Il convient en effet, selon notre auteur, d'observer avec attention, et en se donnant le temps de le faire bien, le comportement normal des animaux, dans les conditions naturelles de leur habitat -- par opposition avec les conditions artificielles du laboratoire. C'est ce qui permet aux éthologues d'élaborer des concepts. On cherchera des analogies à ces concepts dans les résultats de la neurophysiologie. Une fois trouvées de telles analogies, on s'interrogera sur les relations de causalité responsables de ce qu'un phénomène, a priori cadré en neurophysiologie, puisse s'exprimer aussi en un comportement observable par l'éthologue.

Cette entreprise d'hybridation afin de jeter des ponts entre l'éthologie et la neurophysiologie a son modèle et son précurseur. C'est l'enfant. L'enfant-scientifique préfigure le scientifique, tel qu'il devrait être. On n'a pas assez porté attention à cette prégnance de la remémoration par un chercheur de son éveil à la science. On voit autobiographie et introspection coupable dans ce qui est, peut-être, une note subtile concernant l'épistémologie.

Que nous dit Kenneth Roeder de lui-même, enfant? Il nous assure que l'enfant qu'il a été, devant le spectacle inoubliable de la métamorphose des insectes, lorsqu'une chenille devient papillon, saisit que la forme, autrement dire la morphologie, est liée étroitement à la fonction.

Si on généralise le propos, l'activité neuronale, qu'on peut considérer à son tour comme une forme d'un type un peu particulier, doit avoir son répondant fonctionnel, c'est-à-dire tel ou tel comportement observable. L'intuition de l'enfant rejoint ici, pour Roeder, l'expérience du chercheur en fin de carrière. Roeder suggère que la morphogenèse anticipe sur les traits comportementaux de l'animal adulte, que le comportement récapitule le développement, un peu comme suivant Haeckel je crois "l'embryogenèse récapitule la phylogenèse".

Étude stylistique

Most of the chapters have been written as self-contained essays, signifie que la plupart des chapitres ont été écrits pour pouvoir être lus de manière autonome. Mais cela signifie aussi qu'ils s'inscrivent dans une tradition, celle de la réflexion sur un thème scientifique, tout-à-fait comme, à la même époque, les chroniques mensuelles, "Notes of a Biology Watcher" que Lewis Thomas commençait à publier dans le New England Journal of Medicine, ou comme celles que Stephen Jay Gould donnait à Natural History. Ce livre s'inscrit ainsi à la fois dans un genre et dans une vogue, pour ne pas dire dans un effet de mode ou de Nouvelle Vague.

De la sorte, le lecteur du livre de Roeder s'attend à y trouver des résultats scientifiques récents, choisis pour leur impact en biologie, pour ce qu'ils viennent modifier dans nos idées, à la fois au sujet de la physiologie nerveuse et à celui du comportement animal, comme au sujet de la structuration du champ biologique.

Mais le lecteur, dont la culture englobe sans doute déjà L'Origine des Espèces de Darwin, comme La Vie des termites de Maeterlinck ou Les Excursions entomologiques de Jean-Henri Fabre, s'attend aussi à lire des scènes de la vie des insectes, qui lui feront comme autant d'incursions dans le monde enchanteur et merveilleux de l'histoire naturelle, et qui pourront le fasciner aussi par les aperçus plus généraux que l'auteur pourra tirer sur les organismes et leurs interactions.

Ce que j'avance ici, à propos d'histoire naturelle, est corroboré dès la phrase suivante par le mot-clé "adventures": l'auteur promet à son lecteur de l'emmener en expédition avec lui, partager de surprenantes aventures, dignes d'un roman, celles que mènent ces créatures indûment négligées que sont les insectes. Le climat psychologique dans ces phrases est le même que celui qui vient de présider à l'immense succès du film récent, Microkosmos, tourné à Salles-la-Source en Aveyron.

Au détour d'une phrase, l'oeil bute sur un mot peu fréquent et presqu'insolite, resifting. To sift, c'est trier; sifting, c'est l'action de trier en voie de s'accomplir, c'est donc le tri ou le triage. Et resifting a par conséquent pour sens celui d'un nouveau tri. La phrase dans laquelle apparait cette expression peut se traduire ainsi: "Dans un certain sens, ce livre procède à un nouveau tri parmi l'ensemble de mon expérience scientifique, afin d'établir lesquelles de ces analogies renvoient à des causalités sous-jacentes."

On doit relever aussi la juxtaposition, tout à la fin du troisième paragraphe, des épithètes "patiente" et "passive" qui servent à qualifier l'observation éthologique, à la normer. Ces adjectifs réitèrent une idée obsédante du texte, qui est de rapporter le comportement normal des animaux, suivis dans leur milieu naturel, avec le minimum de pertubations.

Analyse emblématique

Kenneth Roeder s'efforce de décrire, dans le troisième paragraphe, sa conception de la bidisciplinarité. Il le fait de manière graphique, très visuelle et il nous donne ainsi une image emblématique de sa vision: "les fils sont installés pour relier seulement les périphéries de chacun des champs, de sorte que leurs bords tendent à se déformer et à perdre leur proportion vis-à-vis du noyau central de chacun d'eux". L'image est celle d'un tissu, apte à se déformer sous l'application d'une tension.

On ne peut s'empêcher de penser, devant cette description par un biologiste, qu'il utilise, consciemment ou inconsciemment, comme métaphore de la pluridisciplinarité l'image si habituelle à un biologiste, puisqu'elle fait partie de son apprentissage, celle d'une dissection: un animal a été ouvert, des épingles fixent ses extrémités distendues, de manière à ce que l'anatomie devienne apparente et reste bien visible.

La rhétorique employée

Je me bornerai à épingler le procédé de rhétorique le plus évident, celui de la modestie de l'objet étudié. De ce point de vue, la préface est explicite, et même répétitive. Les insectes forment une classe d'animaux apparemment inférieure à des espèces plus nobles, poissons ou oiseaux, grenouille ou seiche ou encore chat. Aux yeux des neurophysiologues, les insectes sont "un sujet ennuyeux", que Roeder se charge de rendre passionnant. Et, parmi les insectes, Roeder va chercher et en quelque sorte réhabiliter l'espèce, non pas seulement la plus humble, la plus haïe aussi, la blatte. Non sans humour, alors que les Américains ont culturellement une abomination de cette engeance, la préface, dans sa partie consacrée aux remerciements, fait l'éloge de cet insecte, je cite "alerte, élégant, et le plus incompris des insectes".

Ce choix de la blatte s'inscrit dans la stratégie générale de Roeder. Il brouille les cartes, déplace les enjeux, réorganise la problématique et le champ conceptuel, bref propose implicitement une épistémologie du déplacement. La connaissance pourra se faire jour lorsqu'on aura modifié la trame du dispositif d'élucidation existant, et à cette seule condition.

Donc, il combine les deux tropes de l'antithèse et de la litote, et les lie à une métonymie, fonctionnant par régression vers l'objet le plus infime, le moins susceptible d'intérêt, le moins reluisant, et celui dont on se détourne spontanément. C'est une rhétorique romantique et romanesque, celle de Victor Hugo dans L'Homme qui rit, cette même rhétorique qui lui servira plus tard à édifier Les Misérables.

Pour revenir à Roeder, l'antithèse est belle qui va faire de l'incompris le sujet au sens fort de l'avancement de la connaissance!

Le renversement de perspective

Roeder vise à renaturaliser le fait biologique. Contre le réductionnisme ambiant, celui responsable de l'émergence contemporaine de la biologie moléculaire, Roeder veut replacer l'observation biologique hors du laboratoire, dans la nature, renouant ainsi avec l'histoire naturelle. Ce qui l'intéresse est le comportement animal, et son étude en éthologie. A l'entendre, seule cette étude peut aider à faire comprendre, par analogie, les résultats des expériences de laboratoire sur les neurones. C'est la démarche strictement inverse, pour Roeder l'analogie est intégratrice, là où le réductionnisme physico-chimique atomise le fait biologique en ce qui, pour Roeder tout au moins, est du non-sens.

Pour le dire autrement, là où la démarche fréquente, réductionniste est top down, celle de Roeder est bottom up: partir de la base afin d'espérer comprendre la superstructure.

Conclusions