"Cet oeil à la fois sagace et sans hâte
qui pèse et qui rumine", écrit Julien
Gracq de Francis Ponge, dans un éloge Julien
Gracq, OEuvres complètes, Bernhild Boie et Claude
Dourguin, éds., vol.2, Gallimard-La Pléiade,
Paris, 1995, pp. 1180-1183.: phrase à exciser,
telle quelle, dans son sympathique fourbi hétéroclite,
pour l'appliquer à l'ami Dubois. Jacques a mené
une entreprise un peu comparable à celle de
Francis Ponge, il est vrai. Là où Ponge,
dans la mouvance de Jules Renard et de Paul Claudel
("Le porc"), a ouvert au poème en
prose une friche, lui livrant les objets du quotidien,
ces humbles fréquentations que sont le savon,
l'automobile, la chèvre, le pré, Dubois
s'est mis en tête d'étudier et de décrire,
avec une sympathie comparable, avec une résonance
ou une consonance, les formes replettes, bien nourries,
du roman médical, du roman policier et de la
littérature de gare. Pas seulement, certes.
Proust aussi!
L'oeil de Jacques vous dévisage, attentif, chaleureux,
ironique aussi. Du regard sur les êtres et les
choses à l'inscription d'une phrase, juste et
sensible, pour servir de présentoir à
un écrit littéraire, c'est tout un. Description
vaut récit, c'est l'une des leçons, inlassable
et renouvelée, de Jacques Dubois. La narration
surgit et croît par les parcelles et par les
interstices du paysage.
Commentons, un peu à sa manière, l'ouverture
de Béatrix. Balzac, La Comédie humaine,
Pierre-Georges Castex, éd., vol. 2, Gallimard-La
Pléiade, Paris, 1976, pp. 601-941.
"La France, et la Bretagne particulièrement,
possède encore aujourd'hui quelques villes complètement
en dehors du mouvement social qui donne au dix-neuvième
siècle sa physionomie."
Béatrix/Bretagne; particulièrement/complètement;
en dehors/physionomie: cet incipit installe homologies
et tensions d'où faire germer le romanesque.
Plus loin, cette reprise:
"... en Bretagne, où le caractère
national admet peu l'oubli de ce qui touche au pays."
Allons vite à présent jusqu'au terme de
cette entrée de roman, vers le seuil du récit
comme on disait naguère (du temps de Charles
Du Bos). Il se signale, pavoisé comme d'un oriflamme
de cette phrase, paraphrase plutôt du morceau
de bravoure lyrique qui clôt La Peau de Chagrin:
"Parfois l'image de cette ville revient frapper au temple du souvenir: elle entre coiffée de ses tours, parée de sa ceinture; elle déploie sa robe semée de ses belles fleurs, secoue le manteau d'or de ses dunes, exhale les senteurs enivrantes de ses jolis chemins épineux et pleins de bouquets noués au hasard: elle vous occupe et vous appelle comme une femme divine que vous avez entrevue dans un pays étrange et qui s'est logée dans un coin du coeur."
"Un pays étrange", et Balzac de nous le décrire, par le minéral comme dans l'organique, empruntant au Peintre (Le Nain, La Tour, Chardin?) les couleurs, à l'Intendant (Vauban, La Pérouse, Turgot) la prose:
"La blancheur des toiles que portent les Paludiers, nom des gens qui cultivent le sel dans les marais salants, contraste vigoureusement avec les couleurs bleues et brunes des Paysans, avec les parures originales et saintement conservées des femmes. Ces deux classes et celle des marins à jaquette, à petit chapeau de cuir verni, sont aussi distinctes entre elles que les castes de l'Inde, et reconnaissent encore les distances qui séparent la bourgeoisie, la noblesse et le clergé."
Je reviendrai à la notation picturale de la
"blancheur des toiles" appliquée à
même la blancheur de la toile du peintre.
"Un pays étrange", et Balzac d'en faire
un gisant, aux traits adoucis par la finesse du grain
du marbre, à l'immobilité cadavérique,
aux chairs déshydratées par la double
morsure du sel et du temps. Balzac le décrit,
anatomique:
"Le bras, privé d'aliments,
se dessèche et végète".
Il le décrit encore dans le registre de la sculpture
médiévale, du bestiaire fantastique des
grotesques et des monstres:
"Les bois maintenant pourris sont entrés
pour beaucoup dans les matériaux sculptés
aux fenêtres; et aux appuis, ils s'avancent au
dessus des piliers en visages grotesques, ils s'allongent
en forme de bêtes fantastiques aux angles, animés
par la grande pensée de l'art, qui, dans ce
temps, donnait la vie à la nature morte."
On pense bien sûr à Notre-Dame de Paris.
Dans le même registre, celui de l'histoire intellectuelle
qu'Hugo ouvrait de manière étincelante
("Ceci tuera cela"), Balzac esquisse d'un
coup de plume le programme d'une archéologie
industrielle:
"... pour l'Industrie, les monuments sont des carrières
de moellons, des mines à salpêtre ou des
magasins à coton,"
après avoir défini le dix-neuvième
siècle comme celui de l'irruption du social
et du socialisme.
Épurée par l'éloignement de tout,
suspendue dans le passé, la scène du
roman est une épure, une figure de géométrie,
un schéma. L'écrivain la délimite
en trois coups de ciseau, au "sommet d'un triangle".
Il reporte, il projette une géographie, comme
aseptisée par le passage du temps, et comme
minéralisée par une épidémie
dévastatrice dont les laisses sont ces corps
desséchés, momifiés, tombant en
poussière, sur un plan; pour en faire une feuille
vierge de papier blanc, prête à l'inscription
de l'écrit. La table rase et la feuille blanche
sont des préalables obligés. Le roman
ne peut déployer son chant qu'après ce
retournement, qui fait de l'absence même de décor
son décor:
"Cette riche nature, si coite, si peu pratiquée et qui offre la grâce d'un bouquet de violettes et de muguet dans un fourré de forêt, a pour cadre un désert d'Afrique bordé par l'Océan, mais un désert sans un arbre, sans une herbe, sans un oiseau, où, par les jours de soleil, les paudiers, vêtus de blanc et clairsemés dans les tristes marécages où se cultive le sel, font croire à des Arabes couverts de leurs burnous."
"Un pays étrange", certes. Le romancier fait le chemin inverse de celui du Temps, tel Cuvier il va des ossements blanchis à la chair vive, de la péninsule de Guérande hors du monde, repliée sur elle-même, en dehors de la vie et de la société, a fortiori hors du social, au portrait d'une femme dans la société, à Béatrix.
Pierre Laszlo