MICHELET VULGARISATEUR

Pierre Laszlo

Département de chimie

École polytechnique, F-91128 Palaiseau et

Institut de chimie, Université de Liège au Sart-Tilman,

B-4000 Liège

Résumé

Pourquoi Pasteur s'est-il livré à l'attaque publique de Michelet? La réponse à cette question se trouve du côté de la jalousie d'auteur: Pasteur ambitionne la gloire littéraire, celle du génial vulgarisateur que Michelet est devenu.

L'a-t-il fait, comme Pasteur l'insinue, au détriment de l'exactitude scientifique? S'il est permis de généraliser à partir d'une citation de L'Insecte, il semblerait plutôt que Michelet présente une information tout-à-fait fiable; davantage, qu'il fut un précurseur, annonçant et anticipant certaines des percées de la science du XXe siècle.

Mais l'exposé, loin de verser dans l'hagiographie, nous montrera aussi un autre aspect de Michelet vulgarisateur, celui de l'habile plagiaire. L'analyse d'une page célèbre de La Mer nous le fera voir dans cet autre rôle.

Ouverture

Une grande conférence se tenait le 7 avril 1864 dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne. [1] Le Tout-Paris s'y pressait. On reconnaissait aux premiers rangs la princesse Mathilde, le ministre de l'Éducation nationale Victor Duruy, George Sand, ou encore Alexandre Dumas. L'orateur était Louis Pasteur; il traitait des générations spontanées.

Sa conférence retentissante venait mettre un terme à la controverse avec F-A. Pouchet sur ce thème. Pasteur résumait ses propres travaux, d'où il concluait que les résultats positifs de Pouchet étaient imputables à des contaminations par des germes, véhiculés par les poussières atmosphériques.

Dans cet exposé, aussi mémorable que délibérément polémique, Pasteur se donnait deux adversaires à affronter. Le premier, scientifique, était bien entendu Pouchet. Mais Pasteur s'attaquait aussi à un autre personnage, lui aussi l'un de ses contemporains, pour, cela est évident, se mesurer à lui. Il en faisait le porte-parole du matérialisme. Mais je préfère laisser la parole à Pasteur: [2]

"Écoutez plutôt, c'est un des adeptes de la doctrine [matérialiste] qui va parler:

'Assistons à l'oeuvre divine, dit un écrivain éminent: prenons une goutte d'eau dans la mer, nous y verrons recommencer la primitive création. Dieu n'opère pas de telle façon aujourd'hui et d'autre demain. Ma goutte d'eau, je n'en fais pas doute, va dans ses transformations me raconter l'univers. Attendons et observons. Qui peut prévoir, deviner l'histoire de cette goutte d'eau? Plante-animal, animal-plante, qui le premier doit en sortir? Cette goutte, sera-ce l'infusoire, la monade primitive, qui, s'agitant et vibrant, se fait bientôt vibrion; qui, montant de rang en rang, polype, corail ou perle, arrivera peut-être en dix mille ans à la dignité d'insecte?

Cette goutte, ce qui va en venir, sera-ce le fil végétal, le léger duvet soyeux qu'on ne prendrait pas pour un être, et qui déjà n'est pas moins que le cheveu premier-né d'une jeune déesse, cheveu sensible, amoureux, dit si bien cheveu de Vénus? Ceci n'est point de la fable, c'est de l'histoire naturelle. Ce cheveu de deux natures (végétale et animale), où s'épaissit la goutte d'eau, c'est bien l'aîné de la vie ...

Ces conferves, comme on les appelle, se trouvent universellement dans l'eau douce et dans l'eau salée quand elle est tranquille. Elles commencent la double série des plantes originaires de la mer et de celles qui sont devenues terrestres quand la mer a émergé. Hors de l'eau monte la famille des innombrables champignons, dans l'eau celle des conferves, algues et autres plantes analogues.' "

Après la lecture de cette longue citation de La Mer, [3] Pasteur, après avoir cité le nom de Michelet, s'écriait:

"Mais, messieurs, dans un pareil sujet, assez de poésie comme cela, assez de fantaisie et de solutions instinctives; il est temps que la science, la vraie méthode reprenne ses droits et les exercent."

Puis, ayant ainsi installé en contraste la fiction lyrique de Michelet et la vérité scientifique, Pasteur entre dans l'arène de la vulgarisation scientifique. Il déclame son propre morceau de bravoure, un panégyrique de la poussière, authentique poème en prose, rivalisant avec celui de Michelet que Pasteur avait posé comme à la fois un modèle et un faire-valoir. Mais mon propos n'est pas ici de vous parler de Pasteur. Revenons à ces proses scientifiques de Michelet, que Pasteur jugeait suffisamment marquantes, trop appréciées du public sans doute, pour s'y opposer avec éclat.

L'exactitude scientifique

Michelet est-il fiable, qu'il s'agisse du naturaliste amateur ou du compilateur? J'ai procédé à quelques coups de sonde, très positifs. Je donnerai l'exemple d'une observation relative aux fourmis. Il s'agit de la métaphore de la fourmilière-thermomètre: [4]

"Bien avant que Réaumur n'organisât le thermomètre, les fourmis, soignant
leurs oeufs délicats, hygrométriques, sensibles au froid, au soleil, divisaient
leurs habitations en échelle de trente ou quarante étages, descendant ou
remontant les petites créatures, juste au degré de chaleur, de sécheresse ou
d'humidité que la température du jour, et de l'heure du jour, leur rend
nécessaire. Infaillible thermomètre sur lequel on peut se régler avec autant de
certitude que sur celui des physiciens."

Cela ressemble fort à une pièce maîtresse du procès instruit par Pasteur contre Michelet, lorsqu'il le tourne en dérision pour cause de "poésie (...) de fantaisie et de solutions instinctives". Le blâme pastorien est-il justifié? Michelet, dans sa description du comportement des fourmis, fait-il preuve d'exagération et d'anthropocentrisme?

Pour en avoir le coeur net, j'ai consulté le traité savant, celui faisant autorité aujourd'hui au sujet des fourmis, de Hölldobler et Wilson. J'y ai trouvé ceci: [5]

(premier fragment) "De grosses colonies de la fourmi européenne de forêt
Formica polyctena réchauffent leurs monticules par la chaleur provenant de
la décomposition des matériaux du nid et de leur propre métabolisme
corporel. "

Ce premier passage s'illustre d'une figure, empruntée à une publication de 1980, montrant les courbes isothermes à 14, 16, 18, 20, 22, 23, 24 et 25deg.C.

Ainsi, la métaphore de la fourmilière-thermomètre reçoit une première confirmation, de la part des naturalistes d'aujourd'hui.

Quant au comportement apparemment altruiste des fourmis, mettant leurs oeufs en incubation sur les seules étagères ayant les bonnes températures, voici ce qu'en écrivent Hölldobler et Wilson, un peu plus loin, à la même page (second fragment):

"Les ouvrières de la plupart des espèces de fourmis gardent les différents
stades larvaires dans les cellules les plus chaudes, dans le haut de la gamme
de 25 à 35deg.C, lorsque ces températures les plus élevées sont atteintes. De plus,
les pupes sont confinées dans les parties les plus sèches."

À ce qu'il me semble, la corroboration du texte de Michelet est éclatante. Certes Michelet a les déformations professionnelles de l'historien: comme lorsqu'il consacre le chapitre XXI de L'Insecte à (je cite) "Les fourmis. La guerre civile; L'extermination de la Cité." Mais il est capable aussi d'intuitions prophétiques. Ainsi, lorsqu'il déclare, toujours dans le même livre: [6]

"Il semble qu'une pharmacie, une chimie, une parfumerie tout entière, soit
dans les insectes. Les sciences s'en sont-elles occupées?"

Oui, nous pouvons lui répondre aujourd'hui, les sciences s'en sont occupées, à la fin du XXe siècle. Je veux parler des splendides travaux issus de la collaboration de deux éminents chercheurs de l'université Cornell aux ÉTats-Unis, Thomas Eisner, un biologiste, et Jerrold E. Meinwald, un chimiste organicien. Ces deux collègues ont consacré leur carrière à étudier la communication chimique, chez les insectes sociaux plus particulièrement. Leurs travaux fournissent une magistrale illustration de l'histoire naturelle, et des sommets auxquels elle atteint, aidée par des moyens modernes d'isolement et de caractérisation spectroscopique des substances naturelles. Ces deux chercheurs ont fondé une écologie chimique: ils ont décrit la subtilité des moyens chimiques qu'utilise la nature dans l'évolution des espèces, et dans le comportement de leurs individus.

La fabrique du texte de Michelet.

Je résume ici, à grands traits, ce que j'ai développé ailleurs. [7] Dans une page célèbre de La Mer, [8] Michelet décrit la migration des bancs de harengs de la Baltique et de la Mer du Nord. Ce texte se trouve au début du deuxième livre, "La genèse de la mer"; il s'agit des trois premiers paragraphes du chapitre "Fécondité". Ce passage s'ouvre par un incipit simple et majestueux:

"Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin), cinq minutes après minuit,
la grande pêche du hareng s'ouvre dans les mers du Nord."

Suit une description de la masse mouvante des harengs. Sous couvert d'une méditation sur la fécondité de l'élément marin, Michelet livre sa fascination par ce grand flux collectif au travers des flots. C'est un écrit d'historien, par le ton de la narration, épique et ardent; comme par son sujet: la force vitale, fatalité et libération à la fois.

Ce texte sur la fécondité, c'est son paradoxe, est construit sur sa propre stérilité; ce qui ressort d'un rapprochement avec son archétexte. Au coeur de ce texte séminal dans son dit, puisque c'est d'écrire, de l'acte d'écriture que Michelet nous entretient en jouant des sens propre et figuré du mot "fécondité", c'est la stérilité que les harengs au ventre étincelant comme une page blanche arborent immodestement.

Le texte sur la fécondité n'est pas de première main. Plagiat, ou plutôt palimpseste? [9] J'ai retrouvé les pages de l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert que Michelet a transcrites. Ce qu'il retranche de cet archétexte, ce qu'il y ajoute, la dimension qui subsiste d'un pseudo-témoignage font du texte de Michelet une matrice générative isomorphe avec son sujet avoué.

L'article "HARENG" de l'Encyclopédie est bipartite: histoire naturelle, et pêche. La première partie narre la migration des harengs, depuis le Grand Nord jusqu'à la Manche et l'Atlantique, citant pour ce faire L'histoire naturelle de l'Irlande et du Groënland d'Anderson.

Le texte de Michelet y puise d'abondance. PLusieurs thèmes sont communs: celui de la migration; ceux de la véritable chasse aux harengs par de plus gros poissons, et une description du repas des fauves qui s'ensuit; le motif de la masse vivante prodigieuse; et celui de l'homme, des pêcheurs aux aguets. Dans sa copie, Michelet procède par contraction ou, au contraire, par agrandissement, voire exagération ou enflure; par suppression; par inversion; par redoublement et pléonasme; et encore, comme il sied à la vulgarisation scientifique qu'il écrit, par explicitation.

Contraction: Michelet réduit à une trentaine de mots l'itinéraire de la migration, trajet que donne Anderson en 150 mots environ.

Agrandissement: les gros poissons qui "donnent la chasse" aux harengs chez Anderson deviennent, chez Michelet, "ceux qui se chargent de rabattre, d'empêcher la masse de se disperser, ceux qui la poussent aux rivages." La "gourmandise des poissons" chez Anderson devient gloutonnerie chez Michelet; elle s'y gonfle en un paragraphe orgiaque.

Suppression: chez Anderson, les harengs sont "continuellement poursuivis par les poissons et les oiseaux de proie". Puisque l'émergence soudaine du peuple des harengs lors de la nuit de la Saint-Jean importe à la cohérence de son texte, comme à sa mise en scène, Michelet gomme les oiseaux de proie.

Inversion: la notation de l'énormité de la masse vivante compacte arrive à la fin du texte d'Anderson, mais au début de celui de Michelet.

Explicitation: Anderson écrit que " le banc de harengs (...) en comprend un nombre prodigieux, qu'il surpasse tous les nombres connus." Michelet transpose, et décrit les prédateurs qui "absorbent par tonnes la proie infinie qui n'en est pas diminuée".

Plus intéressantes encore sont les ajoutes de Michelet. Sa source (Anderson) date l'arrivée des poissons en vue des côtes d'Angleterre "à peu près au commencement de juin." Michelet, historien oblige, comme on l'a vu se fait plus précis ("Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin) cinq minutes après minuit, la grande pêche du hareng s'ouvre dans les mers du Nord." Et Michelet de poursuivre sa paraphrase en dramatisant un prélèvement qu'il fait à la seconde partie de l'article "HARENG" de l'Encyclopédie (signée D.J., elle traite de la pêche). On y lit "qu'on trouve ce poisson principalement dans les mers du Nord; que son passage est régulier, en troupe immense, par éclairs." Michelet s'empare de cette dernière image, au sens obvie, celui d'un flux discontinu, par bouffées et spasmes. Il fantasme joliment à son sujet: "Voilà les éclairs du hareng, c'est le signal consacré qui s'entend de toutes les barques."

De même, là où l'Encyclopédie note que lors de la

"guerre que les Hollandais soutinrent contre l'Angleterre sous Charles II, la
pêche du Nord ayant cessé, il vînt tant de harengs dans le Zuyder-Sée, que
quelques pêcheurs en prirent, dans l'espace d'un mois, jusqu'à huit cent lasts,
qui font environ quatre-vingt fois cent milliers",

Michelet s'empare de ce chiffre, et le place dans un port normand pour en donner une version arrangée, et en faire une histoire marseillaise:

"On conte que jadis, près du Havre, un seul pêcheur en trouva un matin
dans ses filets huit cent mille."

Que Michelet utilise comme source, semble-t-il unique, les articles "HARENGS" de l'Encyclopédie, remaniant au passage les informations qu'il y glane, n'est pas dénué d'intérêt. Y compris au sens restreint du terme, puisqu'au moment où il écrit La Mer (1860), Michelet, qui a été démis en 1852 et qui ne dispose plus de son traitement de professeur au Collège de France, qui a perdu son poste de chef de section historique des Archives pratiquement la même année, [10] dont l'Histoire de la Révolution française se vend mal durant les années 50, doit vivre de sa plume.

Envoi

Mais quelle plume ...

Notes et références

[1] Ce n'est pas celui que nous connaissons, avec sa fresque de Puvis de Chavanne, et qui date de la célébration du centenaire de la Révolution, en 1889.

[2] Revue des cours scientifiques de la France et de l'étranger, 1 (21), 23 avril 1864, 257-265.

[3] On l'aura reconnu, le passage cité par Pasteur vient du second chapitre, "La mer de lait" du second livre, "La genèse de la mer", du texte de Michelet. Ce dernier avait consulté Marcelin Berthelot, alors préparateur de Balard pour son cours de chimie au Collège de France, avant d'écrire ce chapitre sur le mucilage de la mer. Cet entretien, rapporté dans le Journal de l'écrivain, est du 16 mai 1860. Voir la note à ce sujet de Marie-Claude Chemin, à la p. 236 de son édition avec Paul Viallaneix de La Mer pour L'Age d'Homme, Lausanne, 1980.

[4] Michelet, L'Insecte, Hachette, Paris, 1858, p. 181.

[5] Bert Hölldobler et Edward O. Wilson, The Ants, Springer-Verlag, Berlin, 1990, 732 pp., P. 372.

[6] L'Insecte, p. 182.

[7] Pierre Laszlo, "La fabrique du texte chez Michelet", Poétique,

[8] J. Michelet, La Mer, 2e éd., Hachette, Paris, 1861, livre II.1, pp. 101-103. Une bonne édition moderne est celle parue dans la collection Folio, Gallimard, Paris.

[9] Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Le Seuil, Paris, 1982.

[10] Le cours de Michelet au Collège de France fut suspendu le 13 mars 1851. Après son refus du serment à l'Empereur, le 11 avril 1852, Michelet fut destitué de son poste d'archiviste le 9 juin 1852.