Les fibres révèlent des solidarités cachées

Brève histoire du temps présent. Nous vivons des solidarités cachées, les mettre à jour est sain. Certaines sont intrinsèquement bénéfiques. Des interdépendances, telles que celles des compagnies d'assurances, et des réassurances qu'elles contractent, protègent de la guerre. Tout au moins d'un embrasement global, puisque les conflits locaux n'en finissent pas de pourrir, n'en finissent pas tout court.

Mais voici plus réjouissant, ou moins pathétique, comme on voudra. Au printemps dernier, les cours de l'acrylonitrile s'envolent. Le Chemical Marketing Reporterhebdomadaire donnant les cotations des produits chimiquesl'affichait à 34 cents la livre aux États-Unis au printemps 1994, 40 à 55 cents un an plus tard. Dans le reste du monde, et durant la même période, ce monomère passe de 25 à 63 cents la livre. Il sert à raison d'environ 50% à fabriquer des fibres acryliques, et, à hauteur d'environ 25%, à la copolymérisation avec le styrène en des résines thermoplastiques, dont on fait toutes sortes de dispositifs, de la coque d'un ordinateur à des équipements pour automobiles.

Voilà ce qui se passe en situation de pénurie relative, lorsque la production parvient tout juste à satisfaire les besoins, et qu'un mauvais sort jette du sable dans les "casseroles", comme les industriels le dénomment: deux semaines de chômage de l'un des deux réacteurs (50 kT/an) Hoechst, à Munchenmunster, en Allemagne; et une panne de dix jours (fuite dans un circuit de refroidissement) de l'usine Repsol Quimica, à El Morell, Espagne (10 kT/an).

Histoire guère édifiante, jusqu'ici. Mais voici la raison principale de la flambée des cours. Les deux pannes n'ont eu qu'un rôle amplificateur. La récolte de coton 1994 fut médiocre en Asie. L'industrie textile mondiale se reporta vers les fibres synthétiques, les acryliques en particulier: "Faute de grives, on mange des merles...".

Faut-il esquisser une morale? L'inter-connexion. Fibres naturelles et fibres synthétiques non seulement se tissent, mais se conjuguent ensemble. L'artificiel, dans cet épisode, vole au secours du naturel qu'il n'a pas chassé. Et puis, en notre village global, nous avons tous partie liée. Le circum Pacifique est devenu d'importance globale. Une mauvaise récolte là-bas nous atteint. Une panne d'usine ici les affecte. Merci, acrylonitrile, de nous rappeler cette interdépendance, et le caractère cyclique de l'industrie chimique. Vite fait, bien fait, elle se dote, un peu partout, de nouvelles unités de production d'acrylonitrile. On envisage la surcapacité et l'effondrement des cours à l'horizon 1998. On ose à peine penser qu'il est beaucoup de convoitises, et trop peu de rationnel.

Pierre Laszlo

Tous droits réservés à La Recherche, 1995.


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