De la musique avant toute chose!

chronique Nature et Artifice pour La Recherche

Un laboratoire produit des idées. La chimie, dont on pense à juste titre que les lois régissent les interconversions de la matière, est aussi la science de la transformation des substances en information. À preuve l'analyse chimique: qu'elle s'aide des outils de la chromatographie ou de la spectroscopie, elle aboutit à "traduire" l'échantillon, d'abord en des signaux électriques, puis en des symboles alphanumériques. Ces derniers transcrivent les relations spatiales des atomes au sein des molécules; ils mesurent aussi les populations des diverses espèces chimiques présentes. La synthèse, rematérialisation par certains aspects (équations de bilan, rendements), se déroule pour l'essentiel dans des registres mi-symboliques, tels que les algorithmes de conception assistée par ordinateur, qui permettent de planifier la séquence des étapes conduisant à l'obtention d'une molécule complexe.

Peut-on rapprocher cette tendance à l'abstraction, par laquelle la matière est transmuée en information, d'autres faits de culture, hors de la sphère scientifique? On pense à la critique véhémente par le pianiste Glenn Gould des concerts publics auxquels il renonça, la trentaine passée, en faveur de l'enregistrement en studio. Ce dernier lui autorisait la perfection technique rêvée, la production d'interprétations de référence. Notre époque de télécommunications est devenue celle des Musée (André Malraux) et Concert Imaginaires.

La mue du concret en abstrait, rappelée ci-dessus pour la science (chimie) comme pour l'art (musique), appelle un complément. Art et science puisent en effet à d'autres sources que de pure rationalité: "Le trouble et l'inconscient, qui dans tout art et science sont à la source du magique, ont en musique atteint au plus haut degré" écrivait Bettina à Goethe, lors de Noël 1810. [1]

Jules Verne l'avait déjà discerné. Le Chateau des Carpathes (publié en 1892) décrit le dispositif inventé par une sorte d'Edison pour présenter l'image holographique d'une cantatrice divine, la Stilla. Deux nobles de Transylvanie sont épris d'elle, de la femme pour l'un, de la voix pour l'autre, en ce roman initiatique et fantastique.

La quête de l'extase et du sublime se fait, à l'instar de l'analyse chimique dans la dématérialisation qu'elle effectue, via une instrumentation électrique, puis électronique.

Mais pourrons-nous enrayer cette augmentation de la solitude de tout un chacun en son chateau des Carpathes, face à sa console, au labo ou chez lui?

PIERRE LASZLO

Références:

Otto Dietrich, Glenn Gould,

J.N. Grandhomme, "Le pays des sept châteaux", Bulletin de la Société Jules Verne, 1997, 122, 18-30.

[1] Romain Rolland, trad., dans Goethe et Beethoven, Editions du Sablier, Paris, 1930, p. 255.


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