Instaurer la fécondité

Günther Scheibe (1893-1993) fut un pionnier le la chimie organique physique. Il cherchait à relier structure moléculaire et absorption de la lumière par les colorants organiques. Il découvrit en 1936, il y a 60 ans, l'agrégation de la y-isocyanine, à partir d'une bande fine, dans le spectre d'absorption, aux grandes longueurs d'onde. Les agrégats de Scheibe sont bidimensionnels. Ils comptent deux molécules par maille cristalline. Suivant que les axes de ces deux molécules forment un angle petit, ou grand et proche de l'orthogonalité, on définit deux sous-classes: les agrégats J et H.

Il faudrait chanter à nouveau les louanges des interfaces, et de leur fécondité scientifique et technologique. Les agrégats de Scheibe s'ordonnent aux interfaces, ceux entre un solide et un liquide (une lamelle d'un mica, ou d'une argile, plongée dans une solution du colorant), ou un liquide et l'air. Ils se rangent en épi, comme des voitures le long d'un trottoir.

Les interactions avec les molécules du solvant sont du même ordre de grandeur qu'entre molécules du colorant, d'où de grandes longueurs de cohérence, qui en font des systèmes privilégiés pour la spectroscopie laser à haute résolution, spatiale ou temporelle. Les agrégats de Scheibe sont un utile modèle pour la photosynthèse, naturelle ou simulée.

Ils sont cruciaux dans nombre d'autres domaines, dont la photographie. Les agrégats J s'adsorbent sur les cristallites d'halogénures d'argent de l'émulsion. Le processus primaire, après absorption d'un photon, est le transfert d'un électron, d'un état excité du colorant, vers des états vacants du bromure d'argent. Cela produit l'agrégation du bromure.

La morale de l'histoire? J'en vois deux. Nous devons ce chapitre de la science, flambant neuf soixante ans après son ouverture, à la perspicacité de Günther Scheibe. Oeuvrant à une chimie organique rationnelle, comme à la même époque Robinson, Darzens, ou Hammett, il a découvert ces agrégats. Leur périple, depuis lors, vers la photophysique, puis vers la science des matériaux, illustre la fécondité de l'interdisciplinarité, autant qu'une réalité dans la gestion de la recherche.

Lorsqu'elle procède, comme trop souvent, d'une classification des sciences, et d'une délimitation statique (et corporatiste) des secteurs de recherche, elle tourne le dos à l'innovation, et se condamne au gaspillage des ressources. L'administration de la recherche a pour mission de faciliter la dynamique des flux d'information et non d'édifier des barrières, aussi artificielles que néfastes.

Pierre Laszlo

Tous droits réservés à La Recherche, 1996.


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