Faites votre métier, MM. les sociologues!

En délaissant la science, la sociologie des sciences scie la banche sur laquelle elle est assise.

La montée en puissance depuis vingt ans d'une sociologie des sciences ambitieuse est spectaculaire. Les historiens des sciences se partageaient auparavant entre internalistestenants d'une vision romantique du penseur génialet externalistesprivilégiant le contexte institutionnel et social de toute découverte, souvent multiple.

L'irruption en force de la sociologie des sciences n'a laissé aucun historien indifférent. Leurs réponses vont de la conversion complète à une acceptation qui, pour être du bout des lèvres, n'en est pas moins explicite. C'est ce qu'on appelle, dans le monde des affaires, une OPA réussie.

Que pouvons-nous attendre de cette prise de pouvoir?

Considérons le projet inaugural de la sociologie des sciences; elle a tant à offrir. On se plaît à rêver d'un authentique constructivisme. Une étude fine de l'activité quotidienne dans un laboratoire de chimie par exemple, s'attacherait au processus de détermination de la structure des molécules par analyse spectrale; elle détaillerait la patiente élaboration d'une structure par les allers-retours entre conjectures empiriques et certitudes issues de puissantes techniques. De tels protocoles sont au coeur de la chimie d'aujourd'hui. Il est fécond de les penser par analogie avec une autre science fondamentale, dure, qui, tout comme la chimie contemporaine, s'est métamorphosée et considérablement fortifiée depuis un demi-siècle, la linguistique. Un programme exaltant pour la sociologie des sciences consisterait à traiter l'analyse structurale, telle que les chimistes la vivent, comme un objet linguistique, c'est-à-dire comme des faits de parole, répartis entre ce qui se dit couramment et ce qui ne peut se dire. De telles règles linguistiques renvoient à des intuitions fondamentales sur les mécanismes de la cognition. Les sociologues de la chimie pourraient ainsi constituer un précieux savoir sur le contexte social de l'interprétation fine, ou de l'innovation technique et prendre mesure de l'arrivisme entrepreneurial du directeur de laboratoire, du rôle des diverses institutions d'accueil et de gestion, des flux internationaux d'information ... On peut en attendre de passionnants récits, voire une reformulation de l'épistémologie, qui ne fait que trop tarder.

Aujourd'hui la sociologie des sciences est oublieuse de son projet. Par le tour que prennent ses travaux, cette nouvelle discipline se prive a priori de tout point d'appui scientifique, ce qui la condamne à un impact nul dans la durée. La raison en est le relativisme généralisé tenant lieu de principes fondateurs dans lequel se complaît la corporation. Tenter de miner, de l'extérieur, toute lecture du monde naturel, ramener apories et concepts constitutifs d'une sciencepar assertions dogmatiques, sans preuve, sans faire l'effort de comprendre à des relations de pouvoir est du terrorisme intellectuel.

Pierre Laszlo

A lire: Dominique Pestre, "Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques." Annales Histoire, Sciences Sociales. p.487 (1995)

Tous droits réservés à La Recherche, 1997.


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