Un amour de synthèse

Que de ressemblance entre la phrase musicale et la phrase littéraire! L'une se déploie dans l'espace auditif, creuse le silence comme un graveur burine sa plaque de cuivre. L'autre, issue de la parole, qui avant même d'être porteuse de sens, est prosodie, psalmodie, chant, se rythme et se fortifie, sur la page d'écriture, des blancs qui la scandent. On possède d'excellents commentaires de cette analogie musique/texte. Il est dommage que nous n'ayons rien, que je sache, de Goethe sur la musique de Haydn (il apprécia la Création).

De Proust sur la sonate de Vinteuil, nous avons par exemple ceci: "A peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d'un coup revenue, elle n'était déjà plus insaisissable. Il s'en représentait l'étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive; il avait devant lui cette chose qui n'est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l'architecture de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois, il avait distingué nettement une phrase s'élevant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n'avait jamais eu l'idée avant de l'entendre, dont il sentait que rien autre qu'elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu. D'un rythme lent, elle le dirigeait ici d'abord , puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis."

Changeons de sujet, apparemment du tout au tout, pour la synthèse biomimétique de la codaphniphylline par Clayton Heathcock, de Berkeley. Il s'agit d'un alcaloïde extrait de fruits et de feuilles d'arbres natifs du Japon et de la Nouvelle-Guinée. L'étape-clef est d'une beauté sublime. C'est une succession d'étapes élémentaires, dans lesquelles une charge positive se promène sur des atomes divers, d'azote ou de carbone, tandis que de nouvelles liaisons carbone-carbone se disposent ici ou là, de manière savamment organisée et contrôlée par la disposition d'ensemble du système.

Je ne connais pas de meilleure appréciation, scientifique et esthétique, de la synthèse de Heathcock que la phrase de Proust citée plus haut!

Pierre Laszlo

Tous droits réservés à La Recherche, 1996.


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